Les Tensions Poétiques

“C’est en un sens une autre façon de penser, mais une façon qui produit des idées impossibles à concevoir dans l’immobilité.” Kant De Spain.

Photographie de Elsa Menad à Segad Damenhour, Avril 2017

Lecture du chapitre Raisons d’une Poétique, dans Poétique de la danse contemporaine, de Laurence Louppe, Contredanse 2007 :

“La poétique cherche à cerner ce qui, dans une oeuvre d’art, peut nous toucher, travailler notre sensibilité, résonner dans l’imaginaire. Soit l’ensemble des conduites créatrices qui donnent naissance et sens à l’oeuvre. Son objet n’est pas seulement l’observation du champ ou le sentir domine des expériences, mais les transformations même de ce champ. Son objet, comme celui de l’art, est à la fois du côté du savoir, de l’affectif, et de l’agir. Mais la poétique a encore une mission plu singulière : elle ne dit pas seulement ce que nous fait une oeuvre d’art : elle nous apprend comment c’est fait.

Autrement dit, quel chemin suit l’artiste pour parvenir au seuil ou l’acte artistique s’offre à la perception. Là ou notre conscience la découvre et se met à vibrer avec elle. La encore, le trajet de l’oeuvre ne s’achève pas: il se transforme et s’enrichit à travers les retours, les résonances. Car la poétique inclut la perception dans son processus. ”

La poétique se situe à mes yeux, dans ces lieux communs, ces situations, ces lieux de rencontre et d’échange, d’interaction, d’un entre-deux, de l’entre-deux de l’interaction. d’une relation. Les danseurs amènent des formes poétiques, à travers leur geste et leur mouvement qui propose un dialogue avec ce qui les entourent.

Quelle est la place de la poétique dans la danse contemporaine en espace public, et qu’en est-il de la politique?

 

L’épreuve de l’espace

“L’être humain a toujours à faire avec l’espace. Au sens ou il doit en permanence accepter l’épreuve spatiale qui trouve sa place dans l’existence de la séparation, c’est à dire de l’impossible confusion des réalités sociales en un même point.

Etre à l’épreuve de l’espace consiste ainsi, pour les individus comme pour les groupes, à trouver les moyens pour configurer la distance, qui disjoint les choses, les êtres, afin de rassembler celles-là, ceux-ci dans un agencement pertinent, un ordre de réalités coexistantes qui permet et autorise l’action, en même temps qu’il en procède.” Michel Lussault, Habiter, du lieu au monde, la poétique de l’habiter, issue d’un colloque en 2009 à Cerisy-la-salle.

Photographie par Elsa Menad, répétitions des Shapers à Segad Damenhour à Alexandrie.

“Agir sur les désordre du monde pour déceler d’autres agencements et créer un nouvel ordre poétique.” Johann Le Guillem

dessin de Benjamin Bloch, lors des répétitions Shapers sur l’esplanade de la mosquée Abbou El Abbes, en Avril 2017.

“Tant l’espace-ville que la danse sont variable et instables. Le dessin devient de l’écriture, qui devient de l’architecture qui devient de la danse.” Trisha Brown en 1973. Et si les lignes de mouvements dansés s’échangeaient avec les lignes de l’architecture, là ou l’habitable deviendrait aussi éphémère et temporaire que le geste d’un danseur.

 

Situation dansante d’ensemble

Comment en tant que chorégraphe danseur, on s’inscrit dans un lieu?

“L’autour” prend une dimension importante, ou est-ce que le mouvement se construit, de quel appui provient-il? Sur les différentes tensions, les positions et échanges entre les corps, entre le corps et l’espace, entre le corps et le mouvement, entre le mouvement et l’espace.

Photographie de Benjamin Bloch, Shapers à Marseille Janvier 2017

La position est le point de vue personnel de chacun, qui vient s’entrecroiser avec d’autres dans un même lieu qui forme la situation.

Chaque trajectoire des différentes positions indique également la volonté et le mouvement qui se créer à s’entrecroiser avec d’autres.

Comment l’espace dans lequel se déroule cette situation est investi? Comment le corps se positionne, à travers l’espace, son mouvement et autrui?

Croquis du mémoire d’étude DANSESPACE de Elsa Menad, Novembre 2017

Les danseurs se positionnent à la même échelle que “n’importe qui”, et se questionnent sur les habitants du dehors, et leurs manières et volonté d’investir l’espace public. L’idée des “petites scénographies” urbaine renforce l’importance de l’aspect temporaires des choses. Ces moments ( matériel, physique, ou social) se créent au présent, sans jamais se fixer, ou pour un temps plus ou moins long. Ces “petites scénographies” sont finalement des échanges; provenant d’une relation entre deux corps, un corps et un objet, un corps et un espace, ou fragment d’espace.

L’échange se dessine par une ligne qui en aller-retour rejoint deux points distincts, seulement ces deux points peuvent être de nature différentes, et un troisième point peut alors apparaître.

La relation à l’autre prend forme aussi à travers le groupe des danseurs, il est nécessaire pour les chorégraphes de ne pas se tromper sur l’appartenance de chacun, l’identité de chaque danseur est importante et créé aussi l’intervention. La notion d’espace commun questionne la compréhension de l’autonomie, la liberté d’amener la parole, sa propre vision, son propre regard, il est nécessaire de laisser place à tous, autant dans le groupe des danseurs que dans l’espace investi.

Ici et maintenant

“La danse en extérieur n’est pas un genre en soi, mais un ensemble de stratégies et de préoccupations très actuelles qui obligent à se connecter au réalités du terrain pour fabriquer ces communautés temporaires qui s’agrègent autour d’un propos artistique.” Alix de Morant

Après s’intéréssé à la relation du geste à l’espace, nous allons réfléchir l’échange du geste à autrui. Afin de donner à voir du lieu. Béatrice bonhomme écrit dans son texte La poésie et le lieu

“Donner lieu au monde par le mouvement, la poétique de l’habiter.”

Cette notion de donner lieu au monde peut être traduite par “faire-lieu”. Comment les danseurs s’inscrivent, habite un espace, comment les danseurs font lieu? Par l’expression ” donner à voir du lieu par la danse” il s’agit d’offrir un nouveau regard non pas sur l’espace en général, mais sur un lieu, l’endroit ou il se passe quelque chose au moment même de la danse ou autres interventions. Enlever une vision globale de ce qui nous entoure, parler de sensibilité et de poésie du moment présent, de l’Ici et Maintenant.

Béatrice Bonhomme nous parle de lieu à la même échelle qu’une présence, un terme garantissant un contact réel, charnel avec le monde. “La dimension est votre rapport à la présence” nous dit-elle dans son ouvrage La Poésie et le lieu.  Ceci voudrait dire que le lieu serait visible autrement selon la nature du mouvement effectué ou de la présence du danseur, de l’acteur?

Comment est-il possible de proposer un regard, ce rendre compte de l’espace qui entour le danseur par son corps et son corps en mouvement. La forme de son corps et de son mouvement construit petit à petit l’espace, comme des lignes en continue, qui se croisent: l’image de la ligne d’un immeuble qui se dessine par la présence d’un corps qui vient entrechoquer sa propre ligne à cette autre.

 

Proposer de voir ces lignes.

Proposer de regarder ces lieux par la poésie même du geste.

De Marseille à Bourges

Chère Elsa,

A la lecture de ton mémoire, je découvre que tu y proposes un jeu d’échange et de correspondance, dans lequel j’ai envie de plonger, même si tu ne m’y a pas directement conviée 🙂

La correspondance et l’échange artistique sont un endroit particulièrement propice au développement dans ma pratique artistique, et ce depuis des années !

Dans ton texte, je suis particulièrement heureuse de lire les mots suivants : “faire-poésie”, “faire-du-vivant”, “faire-ensemble”, ainsi que “les rencontres et les échanges sont l’origine des possibles”.

Ils me font comprendre que tu as saisi toute la teneur et l’essence de ce que nous essayons de fabriquer à Alexandrie et que tu es venue partager avec nous.

Ils me font également penser que tu tiens là, entre tes mains, l’outil artistique le plus pertinent qu’il soit pour créer des formes engagées (ou engageantes ?) dans les décennies à venir.

Qu’en feras-tu ?

 

 

 

D’Alger

Anne,

Penses-tu qu’il y ait des villes où la danse pourrait ne pas être pas la réponse juste ? Où elle ne serait pas à la hauteur, pas à sa place, pas légitime ?

pensée d’Alger, janvier 2018.

Une Attention- Intention urbaine

“Ici la danse fait lieu car les corps posent leur empreintes dans l’espace comme une trace jouant de l’urbain autant que du public. Dans l’espace public, c’est chercher à mettre en évidence les actions réciproques susceptibles de faire lieu dans L’Ici et Maintenant du temps de la danse.”

Hélène Brunaux, Danser dans l’espace public. 

 

Photomontage, étude des gestes et mouvements de danse contemporaine en espace public

Les événements dansés proposés en espace public par les danseurs et chorégraphes de Shapers font lieu plus qu’ils aient lieu. Comment changé notre perception d’un lieu?  L’idée est de construire l’espace investit. Par le mouvement des danseurs, nos regards et nos mémoires s’imaginent et se fabriquent. Une fois le mouvement disparu, nos regards ont alors changé, nos points de vue se sont déplacés. Ne serait-ce pas la définition d’un acte poétique : Quand le réel est dépassé par d’autres réalités, ou la fiction vient s’y installer. Ces mouvements sont une proposition à un regard autre, une approche en léger décalage.  Les danseurs y laissent leur empreintes, et par leurs traces transforment les lieux qu’ils habitent en dansant.

Faire-lieu signifie une attention particulière à l’espace dans lequel le corps se trouve, une attention autant corporelle que physique, un échange social entre le corps et l’aire. Comment en faisant lieu, le danseur donne à voir ce lieu autrement? Comment faire-voir par son propre corps à un autre, en plus de proposer des expériences du regard, il pourrait s’agir d’une invitation à (res)sentir le lieu.

 

 

 

“Explorer avec méticulosité la façon dont la chorégraphie pouvait interargir avec la topographie de la ville. La danse ici ne faisait pas que simplement réagir à la ville en tant qu’espace scénique, mais créait et transformait plutôt son environnement en laissant des inscriptions éphémère à l’intérieur du réseau des structures urbaines ( …) la danse permettait de lire l’Architecture urbaine dans lequel elle performait.”

Trisha Brown à travers sa pièce Roof and Fire Piece 

 

Questions ?

Le corps individuel et collectif est-il impacté, imprégné du contexte, ou plutôt en dialogue et en réponse à celui-ci ?

Comment résonne une matière artistique circulant de ville en ville autour de la mer méditerranée ?

Comment transporte t-on cette matière en soi, avec soi, quand on est danseur et qu’il n’y a ni décor si supplément, quand on a pour tout et pour tout que son corps pour véhicule et habitacle ?

L’expérience corporelle est-elle transportable et cumulable ou singulière et unique ?

Est-il possible de la transporter d’un point à un autre, d’un contexte à un autre, pour la faire résonner, éclater, rebondir ? pour la transformer ?

Cette vaste question peut-elle être un champ de transmission ?

Lieu de passage

“les êtres se développent et poussent le long des lignes de leurs relations. Cet enchevêtrement est la texture du monde. ” de Tim Ingold

C’est via le corps qu’un lieu prend forme, mais c’est aussi via le lieu qui entoure un corps que celui-ci se positionne. Quelles sont les poétiques des gestes et des mouvements de la danse contemporaine en espace public?

Le corps en tant que langage est alors plus ou moins accepté, censuré, compris vis à vis du lieu dans lequel il habite, vis à vis des personnes qui habitent ce même lieu, vis à vis du contexte dans lequel le corps se positionne. Qui dit langage, dit forme d’expression, d’échange, et de rencontre. Ce corps est sous la forme de sa gestuelle, le corps-geste.

Il s’agit de superposition de lignes par lequel le langage prend forme, on parle du corps-mouvement, c’est ainsi par ses trajectoires, ses regards, ses positions, son adresse, son engagement qu’un échange se créé, plus ou moins directement, un échange qui invite à regarder, ou à voir autrement le lieu dans

Il s’agit de superposition de lignes par lequel le langage prend forme, on parle du CORPS-MOUVEMENT, c’est ainsi par ses trajectoires, ses regards, ses positions, son adresse, son engagement qu’un échange se créé, plus ou moins directement, un échange qui invite à regarder, ou à voir autrement le lieu dans lequel ces corps se mettent en mouvement.

 

le corps-lieu , le faire-lieu .

La charette mobile

Inspirée de son expérience à Alexandrie, en mission de service civique dans le cadre du projet SHAPERS, où elle documentait par le dessin et l’image le processus de création des danseurs, Elsa Menad étudie dans son mémoire de fin d’année à l’école supérieure des Beaux-Arts de Bourges le fait de “voir un lieu à travers la danse” pour les danseurs, habitants ou passants.

Parallèlement, elle travaille à la mise en place d’un projet d’expérimentation de fin d’étude, la Charrette Mobile, qu’elle viendra tester dans la prochaine édition de Nassim el-Raqs, dans le prolongement de cette aventure partagée, avec son compagnon Benjamin Bloch.